15/04/2008

François Ricard, La génération lyrique (compte rendu)

Nombreux sont les ouvrages, et parmi eux les essais, ayant pour thème la génération du baby-boom et son inscription dans l’histoire. Peu en revanche sortent de l’apologie ou du pamphlet et se donnent pour objectif de rendre compte des conditions sociales d’émergences de cette génération, ainsi que de son parcours sociale et idéologique ; une ambition que François Ricard, professeur de lettres françaises à l’université de McGill, entend appliquer peu ou prou à l’échelle des pays occidentaux, même si c’est toutefois principalement les cas québécois et parfois français qui servent ici de socle aux généralisations.




Les postulats et les hypothèses sont la plupart du temps explicites, l’argumentation est claire et le tout est parfaitement structuré à partir d’un chapitrage qui en épouse le développement. Dans une première partie intitulée « La bonne étoile », l’auteur nous explique que c’est le nombre des naissances dans un temps relativement court (et c’est pourquoi il parle des « premiers-nés » du baby-boom) qui est au principe de la singularité historique de cette génération. Cette « force du nombre » est ainsi vue comme un « adjuvant » particulièrement efficace permettant l’avènement dans un contexte favorable d’un certain nombre de transformations sociales. Loin d’être perçues comme le fruit des désirs révolutionnaires des baby-boomers, ces évolutions sociales sont décrites comme l’articulation de forces historiques préexistantes et de l’éclosion soudaine d’une « caisse de résonance », au départ uniquement démographique, à partir de laquelle ces forces vont dès lors prendre corps. Les réformes scolaires, l’évolution de la pédagogie vers un mode d’éducation plus libérale, le développement de l’ingénierie sociale épaulant l’Etat-Providence créant de nombreux d’emplois stables, l’extension des classes moyennes et l’essor de la société de consommation – dont une partie significative de ses produits sont spécifiquement destinées aux jeunes du baby-boom – concourent à consacrer les baby-boomers comme une partie, considérée centrale par l’auteur, de la nouvelle société d’après-guerre au point d’en incarner les valeurs et les normes. Et Ricard de nous faire remarquer non sans malice les concordances entre les effets des politiques publiques et les cycles de vie des baby-boomers : au temps de leur jeunesse, une importante réforme du système scolaire leur permet d’accéder plus facilement à de haut niveau de diplôme adapté à un marché de l’emploi qui ne connaît pas le chômage, au temps de l’entrée dans la vie professionnelle et familiale correspond les réformes en matière de santé, d’accession à la propriété, les lois sur le divorce et l’avortement et, à l’orée de leur retraite, ils bénéficieront de régimes qui deviendront après eux obsolètes… Dans une seconde partie intitulée « La jeunesse », l’auteur s’attache à mettre à jour le rapport spécifique au monde de cette génération. Les « premiers-nés » du baby-boom y sont décrits comme une génération « lyrique » en ce sens que née sous une bonne étoile historique (i.e. le début des « Trente Glorieuses »), qui la suivra jusqu’à nos jours, elle n’aurait pas eu à faire l’expérience de la frustration et du deuil de ces espoirs originels.

Ricard qualifie ainsi cette génération de « lyrique » dans la mesure où n’ayant pas eu à justifier de sa sagesse, à justifier de la confiance qu’elle réclamait, ni à reconnaître l’autorité de ces prédécesseurs, cette génération se forgea dans le principe d’une « jeunesse éternelle » et « enchantée » et s’auto-définissant comme le « héros » d’une modernité dont elle forme les premiers bataillons (fait unique dans l’histoire souligne l’auteur puisque le temps de la jeunesse est en règle général une tension paradoxale entre la maturité biologique et « l’impuissance » sociale). Enfin, dans une troisième partie intitulée « L’âge du réel », il s’agit pour l’auteur de décrire l’évolution des idéologies de cette génération, de sa jeunesse revendicative à la maturité "installée", et d’ainsi essayer d’expliquer les liens qui peuvent être tisser entre les utopies d’hier, révolutionnaires marxisantes, réclamant la chute d’un Etat, qui précisément n’avait jamais été aussi généreux, et les aspects contemporains du néo-libéralisme anti-inflationniste requérant une diminution des dépenses de l’Etat qui, comparativement, tournent aux désavantages des générations qui suivent.





L’angle de l’analyse est doublement intéressant. D’une part, Ricard opère une remise en contexte sociale et historique de cette génération. A l’opposé des oppositions binaires entre « anciens » et « nouveaux », l’auteur inscrit dans l’histoire politique, sociale et économique, les nouveautés attribuées ailleurs au mythique temps zéro de la jeunesse des baby-boomers. D’autre part, si l’objectif tient en la mise en définition de la génération des baby-boomers, cette dernière n’est pas en réalité l’unique objet de l’analyse (e.g. les taux de natalité, les politiques publiques, etc.). Et au regard de la production sur ce sujet, on comprendra comment cette contextualisation, dans le temps et l’espace, et ce décentrement de l’analyse sont salutaires. On regrettera néanmoins que le bel ensemble proposé s’effiloche sur la fin pour laisser la place à une attaque généralisée et généralisante contre « l’esprit postmoderne » où sont mélangés pêle-mêle l’histoire de l’art, le rock, l’essor de la télévision, l’expansion de la société de consommation et le « néo-libéralisme ». Pour autant, à mettre de côté cet aspect et à nous concentrer sur la thèse principale de l’ouvrage, le scientifique de sciences humaines ne manquera pas de se poser des questions renvoyant aux difficultés méthodologiques de ce type d’approche et à l’efficacité théorique des catégories d’analyse employées. A prendre la notion de génération comme catégorie d’analyse, il est toujours très difficile pour des questions d’homogénéité de son objet de bien délimiter celui-ci. Ici, la difficulté est d’autant plus grande qu’elle relève de la conjugaison de deux ambitions.

Premièrement, la vision est macrosociale et embrasse donc l’ensemble de la société masquant alors les facteurs d’hétérogénéité (origines sociales, sexes, etc.) au seul profit des rapports de générations.

Deuxièmement, ce que nous pourrions nommer le temps d’application de la définition générationnelle est suffisamment important, à savoir environ 50 ans, pour ne pas entraîner un problème quant aux évolutions et discontinuités qui ne peuvent manquer de surgir dans la population considérée sur ce laps de temps. C’est alors le risque de réifier et de figer en génération un ensemble de cohortes et de lui associer
a posteriori comme identité, voire comme conscience générationnelle, une "moyennisation" de ses comportements et de ses représentations.

In fine au regard des intentions de l’auteur de démystifier la « génération lyrique » et d’en dresser un bilan critique, on remarquera que si le premier objectif est atteint, le second peine à nous convaincre. Et puisque telle était l’ambition de Ricard, l’ensemble aurait gagné à ne pas perdre la posture démographique et pragmatique du début en réduisant, par exemple, son objet à l’ensemble des « décideurs » d’aujourd’hui issus du baby-boom. Ironiquement, au fil des pages, Ricard se laisse abuser par son objet au point d’obtenir un résultat contraire à ses attentes : il voulait critiquer et déconstruire cette génération, il l’a somme toute consacrée et "essentialisée".


François Ricard, La génération lyrique, - Essai sur la vie et l’œuvre des premiers–nés du baby-boom -, Climats, 2001, [1992], Coll. Sisyphe, 234 p.

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